Entre Deux Eaux

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Himalaya

Pelerinage sur le Gange

En sortant de la station de métro, vendredi soir à 22 heures, nous avons tout de suite remarqué qu’il se passait quelque chose d’anormal. Ces petits bonhommes tout d’orange vêtus que nous n’avions vu jusque là que disséminés dans la ville se retrouvaient en concentration presque irréelle. En nous dirigeant vers la station de bus, force était de remarquer que tous marchaient dans la même direction que nous. Ce sont principalement des jeunes, entre 15 et 25 ans, rassemblés par groupes de 15 à 20, parfois plus, parfois moins, et avec la caractéristique bien particulière d’être tous habillés en orange des pieds à la tête.

La tenue classique comporte un T-shirt à l’effigie de Shiva avec son trident, un short et une étole en coton, le tout monochrome. A leurs pieds, la plupart portaient des tongs en plastiques, tandis que l’autre moitié allait et venait, pieds nus, sur le bitume. Autour de leurs chevilles, un bracelet de coton faisait résonner une dizaine de clochettes à chacun de leurs pas. Associées à ces myriades de groupes orangés disséminés sur la plateforme d’embarquement, d’étranges sculptures gisent dans les coins. La majorité a une forme de portique, de 2 mètres de long environ, surplombée par deux petites tours. La structure est en bambou, et recouverte de toutes sortes de guirlandes, fleurs en plastiques, illuminations, effigies de Shiva ou de stars de Bollywood. Aux deux extrémités, des serpents en plastique sont attachés à l’armature principale, ainsi que deux cuillères ou brûlent des cônes d’encens. Chaque yatri (pèlerin) porte ainsi sur son épaule cette étrange sculpture qui, parfois plus ambitieuse, prend la forme d’un palanquin et nécessite quatre porteurs.

Il règne dans la station de bus un bordel innommable. Des centaines et des centaines de yatri courent dans tous les sens, agitant à l’air leurs sculptures qui semblent déjà se décomposer avant même d’avoir entamé la route. Des bus sont garés anarchiquement, et lorsqu’ils ne sont pas déjà emplis jusqu’à implosion, une foule acharnée tente désespérément de prendre place à leur bord. Nous avons décidé de nous rendre à Rishikesh pour le week-end. La petite ville est située à 238 km au nord de Delhi, à la frontière de la chaîne Himalayenne, et c’est là que le Gange entame sa longue descente dans la plaine, au sortir des montagnes de Gharwal, et ainsi jusqu’à la baie du Bengal, 2 510 km plus bas. Nous sommes avec Yoav, notre hôte à Delhi, mi-américain, mi-australien arrivé dans la capitale indienne depuis 1an pour marquer les arbres ayant une signification particulière sur tout le continent (www.treeoctopus.net). L’année dernière, Yoav a passé trois mois à Mussoorie, en amont de Rishikesh, afin d’y apprendre l’Hindi. Il connaît bien la région, et surtout la langue, énorme avantage que nous n’avons malheureusement pas l’occasion d’apprécier très souvent.

- Ye kya hai? (Que se passe t-il ?)
- C’est le yatra (pèlerinage) annuel. Les pèlerins se rendent à la source du Gange juste avant l’arrivée de la mousson afin de remplir leurs gourdes dont ils ramènent ensuite chez eux le précieux contenu : l’eau sacrée du Gange. A l’origine, ce pèlerinage se faisait à pieds, mais aujourd’hui, les temps ont changé…
- Vous savez ou nous pouvons prendre un bus pour Rishikesh ?
- Ce soir, tous les bus vont à Rishikesh, il suffit de sauter dedans. Bon courage !

Le guichetier n’a pas menti, il va nous falloir une bonne dose de courage et un soupçon de folie pour réussir à monter dans un des nombreux bus. Ceux qui sont sur le départ transportent autant de passager sur le toit qu’à l’intérieur, sans compter les énormes sculptures en honneur au fleuve sacré qui débordent par toutes les fenêtres et passent uniquement par miracle sous les ponts métalliques de la station. A un moment donné, après 45 mn à tourner dans la station sans réussir à franchir aucun seuil, Yoav repère un bus et nous fait signe, tandis que Ben courre vers la porte et fait office de barrage humain pour m’empêcher d’être écrasée sous les pieds pleins de clochettes. Le bus ne va pas à

Rishikesh, mais à Dehra Dun, à une vingtaine de kilomètres de notre destination initiale. Cela fera l’affaire ! Au moins nous ne passerons pas la nuit dans un porte-bagage sous les étoiles !

Le lendemain, nous atteignons Rishikesh vers midi. La foule de yatri a pris des proportions plus démesurées encore. Ce sont maintenant des foules qui se dirigent vers les montagnes. Lorsque nous sortons du bus, la première pluie de mousson s’abat sur nos têtes. Dire qu’au Bangladesh, les pluies ont commencé il y a plus de 15 jours ! Ce sont des trombes d’eau qui dévalent les rues. Chacun se réfugie là où il peut, sous un arbre, dans un rickshaw, près d’une échoppe. Ce déchaînement climatique a cela de magnifique qu’il rapproche les cœurs et les corps. Les petits yatri ont enfilé des cabans en plastique, d’autres sont abrités sous des capes sommaires faites de surproductions d’emballages plastiques de toutes sortes : Skittles, barres au chocolat, ou autre. Nous sympathisons avec un papy qui nous explique que la majorité des pèlerins vient du Bihar (un des Etats indiens les plus en aval du Gange, presque à la frontière avec le Bangladesh). Lui a marché pendant 14 jours avant d’atteindre cet abris, malgré son âge avancé et ses jambes cagneuses. Les gourdes qu’il transporte autour du cou seront remplies d’eau, puis rapportées en sens inverse à ses proches et amis afin de les laver de leurs péchés et de les mener sur la voie de la guérison. Les 5 à 6 lakhs (unité indienne, un lakh = 100 000) de pèlerins passent en moyenne entre 10 et 20 jours sur le site puis rentrent chez eux, une fois la période la plus intense de la mousson terminée.

Le chemin se poursuit à l’extérieur du village, en direction des montagnes. Rishikesh est séparée en 5 zones distinctes : la ville en elle-même, et 4 zones plus reculées que sont Muni-ki-Reti, Shivananda Nagar, Swarg Ashram et Laxman Jhula. Ce sont les deux dernières vers lesquelles se dirigent nos dévôts. Nous leur emboitons le pas. Arrivés au bord du Gange, à quelques kilomètres en amont, le paysage est à couper le souffle.

Nous sommes sur le bord de la rive ouest, en face du pont de Laxman Jhula. L’architecture métallique donne lieu à un flot discontinu de marcheurs qui traverse le fleuve en contrebas. Sur l’autre rive, la ville s’étale à flanc de montagne. En surplomb, des sommets verdoyants retiennent quelques nuages dans leurs cimes. Sur le banc du fleuve, les yatri exténués ont échoué sur les ghats (plateforme ou escalier menant jusqu’à l’eau). Certains effectuent leurs rituels, d’autres s’ébattent ou se lavent, dans une atmosphère joviale de colonie de vacance. Ça et là, les groupes de jeunes garçons entament des chants et cris de ralliement qui baigneront nos deux prochains jours. En cherchant un hôtel, nous sommes étonnés de constater que tous sont quasiment vides. Nous faisons part de notre étonnement au propriétaire des lieux.
- Les yatri ne sont pas admis dans mon hôtel.
- Mais pourquoi ?
- Ils sont sales et leurs vêtements oranges tâchent mes draps blancs. De toutes façons, la majorité d’entre eux ne dort pas. Ils passent leurs nuits à chanter et faire la fête.
- Mais en 10 jours, ils doivent bien dormir quelque part ?
- Oui, dans les ashrams (centres d’apprentissage spirituel et de pratique religieuse) et les temples, ou simplement dehors.

L’après-midi, nous partons randonner dans les hauteurs, fuyant la foule et à la recherche d’une chute d’eau gravée dans la mémoire de Yoav et que nous ne trouverons jamais. La jungle est sublime et regorge d’une faune et d’une flore en plein réveil. Quitter les nuées d’adolescents en furie est également un bonheur. La plupart n’ayant jamais vu d’européens, et a fortiori d’européennes, nous passons la journée à poser pour des photos et à serrer des paluches. C’est un juste retour des choses, curiosité pour curiosité, mais le processus est épuisant. A la tombée du soleil, nous nous dirigeons en aval du fleuve, vers Ram Jhula où a lieu la cérémonie des chandelles ou Ganga Aarti. Les dévôts sont rassemblés sur les ghats et s’approchent du fleuve les uns après les autres, en une sorte d’anarchique mais lente procession. Chacun dépose sur les eaux une bougie reposant au milieu de pétales de roses dans une feuille séchée oblongue. Ces embarcations de fortune (les aartis) sont vite emportées par le fleuve vers des terres fertiles à leurs prières. Nous restons un long moment à observer cette cérémonie et rejoignons nos quartiers.

Le lendemain, après avoir été repérer un arbre Saal (« Shorea Robusta ») avec Yoav près du village de Byasi, nous redescendons en aval vers le principal lieu du pèlerinage, la ville d’Haridwar. La ville des Portes (dwar) de Dieu (hari) est révérée par les Hindous pour être l’endroit exact où le Gange passe les derniers rapides de la montagne de Shivalik avant de s’engager dans la plaine. A cet endroit, le fleuve est détourné en un canal long de plusieurs kilomètres sur les bords duquel s’étendent les Har-ki-Pairi ghats (littéralement les « pas de Dieu »). Haridwar est une des 4 villes indiennes, avec Nasik, Ujjain et Allahabad composant les 4 tirthas (croisements) sacrés où a lieu tous les 12 ans le festival de Maha Kumbh Mela. C’est en ces 4 endroits précis que Vishnu aurait laissé tombé 4 gouttes du nectar sacré (Amrita). L’évènement est commémoré tous les 3 ans dans chacune des 4 villes et le prochain « Grand » Kumbh Mela, aura, lui, lieu en 2013, rassemblant des dizaines de millions de pèlerins, tout comme sa précédente édition en 2001.

Ici encore, la ville est bondée de yatri. Tout le long des marches menant jusqu’au fleuve, l’activité est frénétique et ininterrompue : certains construisent des structures en bambou, d’autres préparent les pots en cuivre destinés à recueillir l’eau du Gange, d’autres encore se baignent ou reçoivent les onctions d’un prêtre. Le courant est extrêmement fort au niveau de cette jonction et les quelques inconscients qui sautent depuis les ponts mettent plusieurs centaines de mètres avant de réussir à rejoindre la rive. La veille au soir, nous nous étions offert un bain dans le Gange « pour laver notre corps de tous ses pêchés » en amont, au pied de la chaîne himalayenne. L’eau était glaciale, et la différence de température créait des nuées de brume à la surface des eaux tourbillonnantes. Avec la température, l’atmosphère qui entoure le fleuve a elle aussi augmenté. Le calme des montagnes a laissé place aux cris des enfants et avec eux la folie des humains. Le moment est pourtant tout aussi magique et nous entraîne à grimper les quelques centaines de marches qui nous séparent du temple de Mansa Devi. Les plus pieux grimpent les marches allongés. A chaque fois que leur corps s’abat sur la pierre, un second yatri marque l’endroit laissé par le bout de leurs ongles à ‘aide d’un morceau de craie. Le dévôt se relève, avance à hauteur du trait nouvellement marqué, et s’allonge à nouveau.

Au sommet des marches, la vue sur la plaine du Gange est imprenable. On distingue aisément le bras principal du fleuve sacré, ainsi que ses divers contournements. Nous nous engageons dans la file d’attente pour entrer dans le temple, les chaussures rangées dans nos sacs. Le sol est recouvert de cette couche huileuse et noirâtre dont seuls les temples hindous ont le secret. A chaque pilier menant au temple, les hindous collent une pastille rouge, identique aux tilaks ornant le front des femmes mariées, remplaçant le bois de senteur anciennement utilisé. Nous grimpons quelques marches. De part et d’autre, des morceaux de tissus rouge à paillettes sont noués au grillage. Chaque pas est une nouvelle étape. C’est maintenant aux prêtres de nous apposer leurs onctions sur le front, en échange de quelques billets. Nous avançons au rythme de la foule. L’amas de pèlerins est tellement dense que mes pieds quittent le sol par instants. Un peu plus loin, des policiers accélèrent le mouvement par grandes embrassades, forçant le flot continuel à avancer, inexorablement. Ceux qui sont suffisamment grands réussissent à tendre leurs offrandes de noix de coco et de fleurs aux prêtres tandis que les autres repartent leur sachet plastique à la main. La dernière étape consiste à nouer de longs fils rouges et jaunes autour d’un arbre dont l’embonpoint a doublé de volume sous la passion religieuse. Une bénédiction de masse. En sortant, Ben est des plus déçu de constater qu’ici aussi, la paix de l’âme se monnaye.
Nous avons le temps de ruminer ces réflexions dans un bus du retour des plus inconfortables, remués par la tempête qui fait rage et une crevaison à 3h du matin. Cette semaine, c’est la troisième nuit que nous passons dans les transports, plus une journée entière dans le bus et une dans le train. Encore 20 jours en Inde, le décompte commence…


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