Géopolitique
Les conflits interétatiques liés à l’eau
« Un cours d’eau qui coule à travers les territoires de plus d’un pays, ou qui forme la frontière entre deux ou plusieurs pays est appelé INTERNATIONAL. De façon similaire, un cours d’eau qui coule à travers plus d’un Etat du même pays, ou qui forme la frontière entre deux ou plusieurs Etats, est appelé INTER-ETATIQUE. »
Source : “International and interstate river water disputes in India”, By Santosh Kumar Garg, Laxmi Publications, 2005
Nous avons choisi ce bassin, le Cauvery, pour son caractère interétatique. Au contraire de tous nos autres bassins où les conflits se situent à l’échelle des pays, le Cauvery coule entre deux Etats principaux : le Karnataka (en amont) et le Tamil Nadu (en aval) et deux entités secondaires donc peu concernées : l’état du Kerala et le Royaume du Pondicherry. Mais question échelle, il nous faut replacer les choses dans leur contexte. Rappelons que l’état du Karnataka, où nous nous trouvons en ce moment, par exemple, a une superficie de 191 791 km2 et une population de 52.73 million d’habitants (Source : www.karnataka.com) soit environ un tiers de la taille de la France pour une population à peu près identique. L’Inde , elle, abrite sur un territoire trois fois inférieur à celui de l’Europe (Inde : 3 287 590 km2 ; Europe : 10 180 000 km2), une population deux fois supérieure.
Pas étonnant, donc, qu’en matière de conflit interétatique, l’Inde n’ait d’équivalent dans le monde que les Etats-Unis. Mais la constitution indienne en fait un cas d’étude encore plus complexe qu’il ne pourrait y paraître.
L’aspect juridique
En Inde, l’eau est une affaire d’Etats. Or, et cela nous a pris quelques temps et une once d’habitude, il faut bien distinguer entre :
- Les Etats qui ont leur propre gouvernement et
- Le Gouvernement central, au niveau national.
Lorsqu’on parle d’Etat en Inde, on se trouve donc à l’échelle locale. Les Etats sont donc propriétaires et responsables de leurs eaux. Cependant, dès lors que le bassin considéré est de nature interétatique, deux articles s’appliquent :
- L’article 262 de la Constitution selon lequel, entre autres, lorsqu’une dispute éclot entre les Etats, la négociation prévaut. SI celle-ci échoue, la dispute doit être référée à un tribunal.
- L’article 263 qui autorise le Gouvernement Central à créer une autorité afin de développer, planifier et exécuter toutes les activités de développement relatives aux bassins interétatiques. En réalité, cet article ne fut jamais appliqué car une de ses conditions d’application est que les Etats s’entendent sur le plan de développement en question, ce qui n’est jamais survenu dans l’histoire indienne.
Subséquents à ces deux articles, deux actes ont été ratifiés en 1956 :
- L’”Inter-State Water Disputes Act” selon l’Article 262 qui détaille les modalités de composition et d’action du Tribunal
- Le « River Boards Act » selon l’Article 263.
Malgré le fait que le Tribunal doive rendre son verdict dans un délai de trois ans, les méandres des procédures juridiques, entremêlées d’exceptions et de provisions, ont entraîné certains conflits interétatiques sur plusieurs dizaines d’années.
Les conflits inter-états en Inde
L’inde détient le record du nombre de conflits interétatiques puisque depuis 1967, 15 cas ont été recensés. La majorité, touchant des projets très spécifiques, ont pu être résolus dans un délai relativement court.
Tableau : Conflits interétatiques en Inde
Source : “Inter - State Water disputes and Interlinking of Rivers in India” By Shreya Tripathi, N.L.U., Jodhpur
Bassin |
Sujet de la dispute |
Situation |
Etats concernés |
Dispute sur le projet de Musakhand
|
Partage des coûts et des bénéfices |
Résolu en 1964 |
Uttar Pradesh Bihar |
Dispute autour du projet de canal de Tungabhadra
|
Partage des coûts et des bénéfices |
Résolu en 1956 |
Karnataka Andhra Pradesh |
Partage des coûts et des bénéfices du projet de barrage de Jamni |
Partage des coûts et des bénéfices |
Résolu en 1965 |
Uttar Pradesh Madhya Pradesh |
Dispute autour des eaux de Palar |
Dispute sur un petit projet ou sur une proposition de projet spécifique |
Résolu en 1956 |
Tamil Nadu Karnataka |
Partage des eaux de la rivière de Subarnarekha |
Dispute sur un petit projet ou sur une proposition de projet spécifique |
Résolu en 1964 |
Bihar Orissa West Bengal |
Exploitation des euax de la rivière de Mahi |
Dispute sur un petit projet ou sur une proposition de projet spécifique |
Résolu en 1966 |
Gujarat Rajasthan |
Utilization des eaux de Ravi-Beas |
Partage des eaux du bassin |
Résolu en 1965 puis relance en 1966 avec la division du Punjab en 2 (Punjab et Haryana) Le Tribunal de Ravi-Beas a rendu son jugement en 1987, mais les Etats et le Gouvernement ont demandé des clarifications supplémentaires. |
Punjab Rajasthan Jammu Kashmir |
Dispute sur les eaux de Krishna - Godavari
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Grand basin hydrographique, a fait appel à un tribunal |
Pas encore résolu Un succès relatif a été atteint grâce aux négociations et à l’intervention du Tribunal |
Maharashtra Karnataka Andhra Pradesh Orissa |
Dispute sur les eaux du Cauvery
|
Grand basin hydrographique, a fait appel à un tribunal |
Pas encore résolu, le Tribunal a rendu son verdict en 2007 mais les il n’a pas encore été approuvé par le Gouvernement. |
Tamil Nadu Karnataka Kerala (Pondicherry) |
Dispute sur les eaux de Narmada |
Grand basin hydrographique, a fait appel à un tribunal |
Pas encore résolu |
Gujarat Madhya Pradesh Maharashtra Rajasthan |
Projet de Tungabhadra |
Petit projet de canal |
Pas encore résolu |
Karnataka Andhra Pradesh |
Barrage de Rangwam |
Extension de l’irrigation issue du barrage |
Pas encore résolu |
Uttar Pradesh Madhya Pradesh |
Dispute sur les eaux de la rivière Koymani |
Dispute sur un petit projet ou sur une proposition de projet spécifique |
Pas encore résolu |
Bihar West Bengal |
Dispute sur les eaux de Keolari Nadi |
Dispute sur un petit projet ou sur une proposition de projet spécifique |
Pas encore résolu |
Uttar Pradesh Madhya Pradesh |
Projet de canal de Bandar |
Dispute sur un petit projet ou sur une proposition de projet spécifique |
Pas encore résolu |
Uttar Pradesh Madhya Pradesh |
Des conflits sans fin
Ce qui nous a marqué dans les premiers pas de notre étude sur le Cauvery, c’est cette question récurrente :
« Les conflits sont liés, en grande majorité, au partage des eaux. Or, la quantité d’eau disponible et la quantité d’eau utilisée sont presque toujours connues par les parties. Pourquoi ne suffit-il pas de statuer en attribuant un partage équitable et proportionnel de la ressource ? ».
En réalité, forcément, ce n’est pas si simple.
1/ L’évaluation de la demande en eau peut être très variable d’une année sur l’autre. Dans le cas du Cauvery par exemple, il y a quelques années, Bangalore (capitale du Karnataka) n’était encore qu’une ville de campagne. En 10 ans, la ville a connu un boom économique exponentiel, voyant l’arrivée de dizaines d’entreprises de haute technologie et d’informatique. Or qui dit entreprise, dit emploi, dit population, dit besoins en eau. La répartition en eau faite il y a 10 ans ne serait donc plus valable aujourd’hui.
2/ Les conditions climatiques sont également très variables. Dans un pays régit par la mousson, les principales ressources en eau potable proviennent de la pluie. Ce qui signifie, également, que dès que les prévisions sont décevantes, il y a une résurgence des conflits.
3/ L’eau représente un enjeu électoral de première main. C’est triste à dire, mais certains acteurs n’ont pas intérêt à ce que les conflits touchent à leur fin. Nombreux sont les partis politiques qui, sachant l’importance de l’eau pour la population, s’en servent pour maintenir des promesses électorales pendant des décennies, afin d’assurer leurs votes.
4/ Les schémas agricoles sont obsolètes mais maintenus en place par des lobbys très forts. Comme ça a pu être le cas sur le Jourdain, les cultures sont peu adaptées aux conditions climatiques. La canne à sucre et le paddy prédominent dans le sud de l’Inde, leurs cultivateurs recevant des subventions astronomiques pour subvenir à leurs besoins en électricité ou engrais.
5/ Les mécanismes de mise en application des décisions juridiques sont quasi inexistants. Dans chacun des conflits où un Tribunal a été créé, ce dernier peine à asseoir son autorité. Les principes juridiques existants font que les parties et le Gouvernement Central peuvent discuter presque indéfiniment le verdict du Tribunal, demandant clarification sur explications et précisions sur mise en application.
Les modes de résolution
Suivant l’exemple indien, deux méthodes principales peuvent être mises en avant pour résoudre les conflits interétatiques :
§ Un accord politique entre les Etats. La limite se trouve dans la durée de vie limitée des partis politiques : lorsque le leader qui a signé l’accord quitte le pouvoir, son successeur ne poursuit pas nécessairement les engagements pris.
§ Une résolution juridique, souvent remise en cause par les parties.
Quelque soit le pays concerné, les disputes interétatiques concluent toujours la même chose : il faut donner la priorité à la négociation. Certains exemples de résolution de conflit, à l’échelle transfrontalière cette fois-ci, prouvent que la négociation peut parfois être plus bénéfique que les accords politiques ou les procédures juridiques. (Cela ne vous rappelle t-il pas le Dilemme du prisonnier ? Lire l’article). C’est le cas de :
- L’Indus Water Treaty entre l’Inde et le Pakistan en 1960,
- L’accord entre le Soudan et les Emirats Arabes Unis sur le Nil en Novembre 1959 pour le développement du barrage d’Assouan,
- L’accord sur le fleuve Columbia entre les Etats-Unis et le Canada, entré en application en septembre 1964.
Dans ces trois cas, l’accord obtenu apporte des bénéfices bien plus grands aux parties que si un arbitrage judiciaire avait été utilisé.
Les principes généraux de résolution des conflits inter-étatiques
(Source : Interstate Water Disputes Act, 1956)
Selon l’Interstate Water Disputes Act de 1956, plusieurs principles généraux peuvent être mis en avant lors de la résolution de conflits interétatiques :
- Considérer le bassin comme une entité unique sans frontière administrative,
- Poser un cadre à la dispute,
- Faire des études précises sur la quantité d’eau disponible et sa répartition,
- Les bénéfices économiques doivent être égaux entre les parties.
L’Interstate Water Disputes Act fait état également des modalités de prise de décision du Tribunal et des autres acteurs impliqués mais cette partie est très ciblée sur les conflits indiens et je me suis permis de la mettre de côté.
Autres exemples de conflits inter-étatiques dans le monde
- En Espagne, les deux Etats de Aragon et de Catalogne se disputent tellement sur le sujet de l’eau que la Catalogne fait venir quotidiennement des navires citernes de 25 000 m2 d’eau depuis le port autonome de Marseille afin d’approvisionner Barcelone.
- Aux Etats-Unis, Alabama, Floride et Georgie se disputent les eaux du Lac Lanier et des bassins ACT (Alabama-Coosa-Tallapoosa ) et ACF (Apalachicola-Chattahoochee-Flint) depuis 1970. Après 10 ans de négociations, la dernière tentative de résolution du conflit a à nouveau échoué.
A consulter:
- Site du Ministère des Ressources en eau Indien : http://wrmin.nic.in/index1.asp?linkid=151&langid=1
- “Inter State Water Disputes in India: Institutions and Policies”, Alan Richards & Nirvikar Singh, Department of Environmental Studies & Department of Economics, University of California, Santa Cruz, CA 95064, USA, October 2001
- “The management of inter-state rivers as demands grow and supplies tighten: India, China, Nepal, Pakistan, Bangladesh”, Crow, Ben and Singh , Nirvikar, University of California, Santa Cruz, March 2008
- “Inter- state River Water Disputes in India” By M. V. V. Ramana, 1992
- “Inter- state Water Disputes in India” By Dodda Srinivasa Rao, 1998
- “International and interstate river water disputes in India”, By Santosh Kumar Garg, Laxmi Publications, 2005